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Observatoire Griffith, Mount Hollywood
Mercredi, 18 h 30
De là-haut, on pouvait voir Los Angeles dans tous ses détails, jusqu’au Pacifique.
Dark ne s’était jamais soucié de l’Observatoire jusqu’au jour où Sibby l’y avait traîné, quelques mois après leur première rencontre. « Tu vas voir, on s’y prend pour Dieu », lui avait-elle dit. Dark, à sa grande surprise, avait dû avouer que le spectacle lui plaisait, alors même qu’il avait grandi à Los Angeles et considérait jusqu’alors cet endroit comme un piège à touristes.
Au début de leur relation, ils y venaient avec un panier à pique-nique et une bouteille de vin frais. Ils buvaient, laissaient leurs esprits s’embrumer et cherchaient dans les rues impies de Los Angeles des cibles sur lesquelles déverser leur ire divine.
Mais, ce soir, ils n’étaient pas venus pour une partie de plaisir.
Depuis l’instant où il avait annoncé à Riggins qu’il se joignait à la traque de Sqweegel, Dark avait été pris dans un tourbillon. D’abord il avait passé des coups de fil frénétiques à Sibby après avoir compris que cette vermine s’était introduite chez eux – sauf qu’elle n’avait répondu ni au fixe ni sur son mobile pendant une demi-heure qui avait été un supplice. Finalement, elle avait rappelé Dark pour lui dire qu’elle était partie faire des courses et n’avait pas entendu la sonnerie. Elle avait éprouvé le besoin de quitter la maison un moment.
Dark avait réfléchi un instant puis lui avait donné des instructions.
— Ne rentre pas de l’après-midi. Ne dis pas où tu vas, ni à moi ni à personne. Promène-toi au hasard.
— Tu es sérieux ? avait-elle demandé en riant.
— Fais plaisir à un ancien flic cinglé, avait-il répondu.
Prononcer les mots « ancien flic » l’avait fait frémir. Dans les faits, sa retraite était terminée depuis trente-cinq minutes. Il avait repris du service.
— O.K., O.K., avait-elle dit. Je te retrouve ce soir à la maison.
— Pourquoi pas à 18 h 30, à notre endroit préféré ? En haut des collines ?
— Notre endroit préféré ? Attends, tu veux parler de l’O…
Elle s’était retenue juste à temps.
— Exactement. Achète des trucs sympas à grignoter. Je t’aime.
— Moi aussi, même si tu es dingue.
Dark était arrivé une heure en avance, principalement pour inspecter les lieux. Avec ses murs éclairés et ses sombres dômes dorés, l’Observatoire évoquait plus un sanctuaire religieux qu’une attraction touristique. Et c’était finalement le cas : les gens venaient ici contempler les cieux et songer à leur place dans l’univers. C’était une sorte d’église pour athées.
Sibby était arrivée pile à l’heure et avait rapidement coupé court aux tentatives de Dark pour faire comme si de rien n’était. Elle le connaissait trop bien.
— Ça suffit. Qu’est-ce qu’on me cache ? Tu me fais venir ici, nous n’avons pas parlé de tout l’après-midi… Tu as l’intention de me quitter ou quoi ?
Il leva les yeux vers elle. C’était Sibby tout craché. Pas de détours, franche comme toujours.
— Oui, répondit-il.
Sibby commença par sourire puis, le scrutant, elle comprit qu’il lui disait la vérité. Il s’en allait.
Le regard noir qu’elle lui lança lui transperça le cœur. Elle se retourna pour contempler les lumières de Los Angeles.
— Tu sais, si tu t’imagines que ça m’amuse…
— Non, je suis sérieux.
Elle se retourna et chercha dans son regard quelque signe que seuls ceux qui s’aiment – les âmes sœurs – peuvent percevoir. Elle vit qu’il ne mentait pas.
Dark prit dans son sac un petit disque dur externe logé dans la poche intérieure.
— C’est ce qui a été filmé par les caméras de sécurité de la maison.
Sibby ne broncha pas. Son regard était comme vide et son visage de marbre.
— Tu verras, il y avait quelqu’un dans la maison avec toi hier soir quand je suis parti retrouver Riggins.
Toujours rien. Elle restait pétrifiée. Ce qu’il lui disait pouvait-il percer cette carapace ?
— Ce type… Cette saloperie… C’est lui qui a laissé la montre. Qui a cassé la fenêtre. Il est entré après avoir découpé la vitre avec un coupe-verre, a réussi à ne pas réveiller les chiens et à se cacher quelque part pendant plus d’une heure. Tu devais dormir, pendant tout ce temps. Il était encore à l’intérieur de la maison quand je suis rentré.
— Non, dit-elle calmement.
— Non ? Comment ça ?
— J’ai le sommeil léger. Il est impossible que quelqu’un ait pu pénétrer chez nous.
— Sibby, les preuves sont là. La fenêtre a été brisée de l’intérieur. Il devait être dans ta chambre.
— Non, mais tu te rends compte de ce que tu viens de me dire, Steve ? Ta chambre ? Comme si tu étais déjà parti !
Ce n’était pas le moment de discuter. Il vit qu’il avait commis une erreur. Il voulait la quitter sur un souvenir heureux. Le plus heureux possible, en tout cas, étant donné les circonstances. Son lieu préféré. Mais il aurait dû se douter de la manière dont cela tournerait. Il aurait pu choisir n’importe quel endroit, il serait parvenu au même résultat : un bref instant de confusion, rapidement réprimé par un impitoyable mécanisme d’autodéfense.
La force de Sibby, c’était précisément ce qui lui permettait de dresser immédiatement ses barrières mentales. Et malheur à qui tentait de les percer. C’est ainsi qu’elle avait affronté le divorce de ses parents quand elle n’avait que treize ans. Qu’elle avait surmonté le viol dont elle avait été victime à l’université à dix-sept ans. Qu’elle parvenait à l’aimer en ce moment – librement, inconditionnellement, parce qu’elle savait se protéger lorsque tout s’effondrait. Et c’était d’ailleurs le cas en cet instant.
Elle se leva alors que Dark n’avait pas encore terminé.
— J’ai fait emballer nos affaires et elles sont entreposées en lieu sûr. Les chiens ont été mis en pension…
Mais elle n’écoutait plus. Elle partait. Elle avait déjà fait quelques pas quand Dark se rendit compte qu’elle se dirigeait vers l’escalier d’un pas étonnamment alerte. Il la rattrapa et lui prit la main. Elle le repoussa.
— Écoute-moi, je t’en prie, Sibby. Ta vie est en danger. C’est la seule raison pour laquelle j’agis ainsi…
Mais il était trop tard. Elle était déjà loin.